Les réflexes d’adulte mettent longtemps à disparaître. J’ai connu un ancien agent secret qui enseignait l’histoire et la géographie dans un lycée de province et qui continuait à s’asseoir le dos au mur, à repérer les miroirs et les portes, et qui, une fois qu’un collègue courait après lui dans la rue, lui avait retourné le bras dans le dos avant de le reconnaître.
De même je repère toujours au premier coup d’œil celle qui me plait ou qui me plaira, et je m’approche d’elle avec lenteur et lourdeur, et je sens un sourire de jeunesse s’emparer de mon froid visage, une ébriété sexuelle envahir mon sang. Puis je me souviens que je suis postlove et j’arrête un taxi, dans la rue, avec un grand geste du bras, et je rentre chez moi en frissonnant.
Depuis que j’ai tourné mon regard vers l’intérieur, je reçois du monde une impression plus précise et plus unifiée. Les voyages, les rencontres, les nuits, les regards, les films, les voix étrangères, les plaisirs rapides, les regrets, les insomnies, la maladie même, deviennent des traversées du temps. Tout s’organise en une vision continue, une histoire sans fin, alors que je n’ai été capable, si longtemps, que de capter des bribes d’émotions éclatées.
On ne voit bien les choses que si on ne les observe pas. Il ne faut pas qu’elles impressionnent la rétine, mais qu’elles marquent la mémoire romanesque. Il faut les perdre et les réinventer, à partir de leur absence, de leur empreinte en creux. Alors elles se mettent en place sous forme de récits, de réflexes, d’intuitions sans visage. Elles se font oublier pour nourrir le travail souterrain.
La mémoire commence à capter autrement. Elle retient ce qu’elle n’a pas possédé, elle revisite les lieux futurs pour les reconnaître rétrospectivement. Et le souvenir des choses qu’on n’a pas vécues, des êtres qu’on n’a pas aimés, des livres qui sont encore en germe – l’emporte sur tout le reste, et nous fournit la lumière nécessaire pour créer ce qui n’existe pas.