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Du côté des auteurs

Au cours de mon enquête sur Stéphane Mandelbaum, on m’avait parlé d’une petite amie, une certaine allemande nommée Birgit, dont le jeune peintre prétendait avec délectation que le père avait été nazi. Personne ne pouvait me dire ce qu’était devenue cette Birgit. Impossible de la retrouver. Ce pan de la vie de l’artiste demeurerait caché. C’était sans compter sur le pouvoir occulte des livres : Birgit a découvert un jour la photo de son ancien amant sur la couverture de mon Mandelbaum et m’a contacté pour témoigner à son tour.

Birgit

 « Je m’appelle Birgit Eggers et je suis allemande, née à Bruxelles, bien que je réside depuis 27 ans en Espagne, près de Barcelone. Stéphane Mandelbaum a été mon premier grand amour, le premier homme de ma vie, et un des plus importants. J’avais dix-neuf ans. Notre relation a duré un peu plus d’un an, et bien que parallèlement Stéphane ait sans doute eu des dizaines de femmes, chose dont je ne voulais pas me rendre compte à l’époque, nous nous sommes aimés comme deux enfants. Stéphane était le réalisateur de son propre film. Être insignifiant constituait à ses yeux le pire des sorts. Je crois que son scénario, son oeuvre de théâtre, l’ont conduit à perdre le contrôle et ont fini par le pousser vers le gouffre, et pourtant pas complètement malgré lui : tout dans ses dessins était prémonitoire. Il est devenu son propre personnage, il était l’acteur de sa création. Son art n’est pas seulement visible dans ses dessins. Il a créé son histoire et sa vie lui-même, il s’est servi de la fiction qu’il a transformée en réalité. Il en a été le spectateur et l’auteur et il s’est fait entraîner par la brutalité de sa propre histoire. Il nous a envoûtés, et on a tous joué à y croire. Même toi, Gilles, tu es tombé sous le charme. Il en aurait été ravi. C’était un narcissique, dans le fond. Particulièrement séduisant. Mais pas vraiment réel. Ou si ? »

Dr. Jekyll et Mr. Hyde

 « À l’Académie de Watermael-Boitsfort, j’étais dans la classe d’Anne Wolfers qui était très amoureuse du père de Stéphane : Arié était la star, l’artiste absolu. Stéphane voulait être comme son père. Toute sa vie était une tentative d’attirer son attention. C’est vrai que Stéphane a été Dr. Jekyll et Mr. Hyde, avec une innocence désarmante. Il était parfaitement gentil et sensible, il a voulu être méchant. C’était plus admirable à ses yeux. Il vivait dans le mensonge. Je me rappelle que je lui avait offert une chaîne en argent qu’il a offert à son tour à une maîtresse en lui disant que c’était un cadeau de son père. C’était cruel. Mais à la fois il te regardait avec ce regard bleu et tu tombais désarmée. Il n’y avait pas de méchanceté dans ce regard. C’était celui d’un enfant blessé. Et tous, nous avons tous succombé. »

 « Nous nous sommes vraiment connus pendant un voyage qu’organisait l’Académie à Paris. Je n’étais pas particulièrement intéressée, mais il a insisté. Pierre Thoma était venu aussi, je me souviens qu’ils sont allés voir Apocalypse Now au cinéma. Quand nous sommes revenus, il m’a draguée intensivement, et je pense aujourd’hui qu’il m’avait élue comme une cible pour ce que je représentais, ce n’était pas moi, mais une image. Comme une araignée il a préparé sa toile. Aujourd’hui je crois qu’il n’était pas capable d’aimer. Parce que son obsession était de créer cette nouvelle réalité qui lui plaisait plus que sa triste vie. Il rêvait d’être l’artiste maudit, plus précisément un artiste début du XXe siècle… On était de deux mondes différents. Ma famille appartenait à la classe moyenne et pour moi Stéphane c’était le Grand Meaulnes, le beau ténébreux tout à fait mystérieux (et irrésistible, bien sûr). Je suis Allemande, effectivement, et ça faisait partie de son scénario. Parfait pour choquer, avec père nazi – comme il le prétendait à tort – ou non, l’important c’était le tableau. Je crois qu’il a quitté celle que tu appelles “Christine” dans ton livre pour entrer dans cette nouvelle réalité, beaucoup plus polémique aux yeux des autres, surtout de son père, je crois. »

« Arié m’intimidait, je me sentais comme une petite bourgeoise sans glamour face à lui. À vrai dire, on le voyait assez peu. Stéphane m’a présenté à son grand-père aussi, et à sa tante. Ils m’ont bien reçu, c’étaient des gens simples, rien à voir avec le monde artistique. C’était pendant la guerre des Malouines. Pierre Thoma était un bon ami qui plantait du cannabis dans son jardin. Avec lui j’ai fumé un pétard pour la première et dernière fois de ma vie. Je ne sais plus qui était Alain Thorez… je devrais voir des photos, son nom évoque quelque chose de lointain… Son galeriste Hugo Godderis, je m’en rappelle parfaitement. Je l’aimais bien, il était doux et sympathique. Il avait une femme qui a également été la maîtresse de Stéphane. Elles ont toutes été ses maîtresses. Je ne crois pas qu’il avait des pulsions homosexuelles, malgré tous ses dessins qui étaient une fois de plus une provocation, son œuvre, son chef-d’œuvre. »

 Birgit-Eggers

L’empire des sens

 « Ses goûts ? Il m’a fait connaître Léo Ferré, Georges Brassens, Apollinaire, Verlaine, Rimbaud surtout, Les fleurs du mal de Baudelaire… Mais je ne le voyais pas lire. Tout ça il le récitait par cœur. Il aimait aussi le cinéma de Buñuel, beaucoup. Los Olvidados, je me rappelle qu’on l’a vu ensemble, ainsi que Les Enfants du paradis. Pour l’art, il était très irrégulier. Il peignait pendant des heures et des nuits entières, puis il ne s’intéressait plus à rien, il passait des semaines à ne rien faire. C’était selon son état d’âme. Mais il avait un sens de la beauté très marqué. Il disait, regarde cet arbre, la lumière qui tombe dessus… C’est beau. J’ai découvert ce regard sur les belles choses avec lui. Il aimait beaucoup Paul Delvaux, je crois qu’il l’a connu personnellement. Il aimait les expressionnistes, Grosz, Max Beckmann… Et bien sûr, il avait un faible pour Bacon. Un personnage raté, comme lui, un anti-héros de la vie. On ne valait quelque chose qu’à travers le désespoir, selon lui. Moi, j’étais plutôt du côté de la joie. Je me souviens qu’on jouait à être des enfants. Il faisait des moues, comme un petit garçon, et je craquais. Il n’a jamais été agressif avec moi, pas de jeux sexuels bizarres, tout était tendre, passionnel, même s’il m’a souvent parlé de son goût pour L’Empire des sens. On passait des heures dans la baignoire et on buvait du champagne. Il pouvait être adorable. Mais il ne voulait pas être heureux. Un jour je l’ai surpris quand il se giflait devant le miroir. Ça m’a choqué. Je faisais partie du monde lumineux, pas de l’obscur. Il a voulu m’y entraîner, mais je ne suis pas faite pour. Nous étions un couple quand nous retournions à l’enfance. Pour le reste nous étions les opposés. »

Le roman de Stéphane

 « Il a beaucoup souffert de la mort du peintre Joseph Henrion, qui était le père de son amie d’enfance. Il ne m’en parlait pas, et je me souviens que j’étais désespérée, parce qu’il se fermait comme une huître. Il n’avait pas le courage ou il ne savait pas s’exprimer. Ou il avait peur de décevoir. Il partait sans rien dire. C’était affreux. Il partait pendant des jours, puis tout à coup il apparaissait. Sans une explication. Épuisant. Mais je pardonnais tout. Mes parents étaient scandalisés par son attitude. Ils ont fini par interdire ses visites à la maison, parce qu’ils voyaient que je souffrais beaucoup. Alors Stéphane venait me voir la nuit. Il traversait tout le bois de la Cambre et il grimpait sur un arbre qui donnait sur le balcon de ma chambre. Au petit matin il partait. C’était tendre, non ? Est-ce qu’il m’a aimée ? Je ne saurai jamais… Je voudrais penser que oui.Finalement, comme sa première petite amie, j’ai fui. Il m’a dit je t’aime jusqu’au dernier jour. Je crois qu’il le croyait vraiment. Stéphane avait un magnétisme très dangereux. Il m’a écrit une lettre dans laquelle il me disait qu’il allait se suicider si je ne revenais pas. Et je suis retournée vers lui. Jusqu’à ce que je comprenne que c’était fuir ou mourir. »

 « Je ne voudrais pas donner un récit trop amer de notre histoire. Au contraire, je suis très heureuse d’avoir eu l’occasion d’évoquer cette partie de ma vie, courte mais cruciale. C’est comme si j’avais écrit mon journal personnel après tant d’années, grâce à nos échanges. Il y a eu beaucoup de moments fantastiques, les week-ends à Boitsfort, la maison de Fontenoille, sa famille, Pili Mandelbaum qui était charmante avec moi, elle me racontait ses histoires, elle débordait de vie. Je l’adorais. Avec elle, on ne s’ennuyait jamais, Pili avait plein d’histoires à raconter, c’était magique. Je me souviens qu’on faisait des blagues téléphoniques, elle me disait : “Je fais un numéro au hasard et toi dis que tu téléphones de la Compagnie des eaux, qu’ils remplissent vite la baignoire parce qu’on va couper l’eau.” C’était très enfantin, mais j’aurais été chercher la lune pour elle. Je me souviens aussi du frère de Stéphane, Arieh, qui était beaucoup plus rangé, il avait sa petite amie, Léa, et il était équilibré. Alexandre, il adorait sa mère. Il s’est perdu dans la drogue, c’est dommage. Puis il a vécu avec son père Arié qui l’enfermait pour qu’il n’aille pas acheter sa came. Ça ne servait à rien, bien sûr. Quant à Stéphane, sa vie aurait pu être tirée d’un roman. C’est ce qu’il a voulu. Il ne savait pas écrire, mais il voulait communiquer. Il a construit son roman. Je me souviens qu’il m’a donné la plaque où il avait gravé le portrait de son grand-père. À sa mort, je l’ai rendue à ses parents. »

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