S’ils continuent à se faire, de temps en temps, metteurs en scène, les écrivains d’aujourd’hui ne rêvent plus du cinéma comme les auteurs de la grande génération des Cahiers (Truffaut, Rohmer, Godard), pour qui le passage du stylo à la caméra était une nécessité plus que vitale. Pareille cinéphilie n’était pas à sens unique, toutefois. Elle allait de la page à écran, certes, mais comprenait non moins le mouvement inverse, des images aux mots. Un film restait incomplet tant qu’il n’avait pas trouvé sa contrepartie sous forme de texte : réécriture imaginaire, novellisation ou autre type de mise en fiction, livre d’entretiens, publication de scénario, mais aussi critique, c’est-à-dire une ou plusieurs pages « écrites », littéraires si vous voulez, rivalisant avec l’œuvre filmique en tempo, précision, justesse.
Lauréat du prix Médicis pour La Mise en scène (1958), Claude Ollier est un écrivain pour qui l’image mobile a été une source d’inspiration constante. Ce sont pourtant ses chroniques, tenues de 1958 à 1968 dans des revues aussi variées que Les Cahiers du cinéma ou La Nouvelle Revue française, qui disent le mieux sa passion de cinéphile et son intelligence du septième art. Une première sélection avait déjà vu le jour en 1979 sous le titre de Souvenirs écran (Cahiers du cinéma/Gallimard). Cependant un grand nombre de ces écrits, où voisinent notes, études d’ensemble d’un auteur et minutieuses lectures de nouveautés à l’affiche, n’avait jamais été réuni en volume. Dû aux soins de Christian Rosset, préfacier attentif et pénétrant du travail d’Ollier, le livre qui paraît aujourd’hui aux Impressions comble heureusement cette lacune. Il nous fait accéder, enfin !, à de grands textes qu’on ne connaissait plus que par ouï-dire, tout en les complétant par un essai sur Josef von Sternberg rédigé en 1970 pour un dictionnaire anglais, qui à lui seul vaut le détour. Mais en fait c’est à une relecture intégrale du cinéma d’auteur des années 50 et 60, avec bien des excursions vers des réalisateurs plus classiques, que nous invite cette collection : Jules et Jim de Truffaut, Cléo de 5 à 7 de Varda, Cuba si de Marker, La Ronde de l’aube de Sirk, L’Attente des femmes de Bergman, L’Année dernière à Marienbad de Resnais et Robbe-Grillet, mais aussi Cukor, Manckiewicz, Hitchcock, Walsh, Ray, Ford, Huston, Rouch, Malle, Demy, Minelli, etc. Un bel entretien avec Jean Narboni, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma qui y avait débuté en même temps qu’Ollier, aide à mieux apprécier l’approche très personnelle d’un critique aussi engagé qu’indépendant.
L’impression qui se dégage de Ce soir à Marienbad est celle d’une vivacité sans égale. L’horizon journalistique de ces textes ne permet en effet pas de tricher. Ollier doit aller tout de suite à l’essentiel et faire le portrait d’un modèle qui bouge sans arrêt, il s’adresse à un public impatient d’en savoir plus sans avoir le luxe du repentir ou de l’erreur. Les textes de ce recueil relèvent tous ces défis avec d’autant plus de bonheur que les critiques d’Ollier, ouvertures à l’humeur du jour, reposent sur une culture cinématographique à la fois très vaste et très personnelle. Le critique Ollier n’est pas l’homme d’une seule école ou d’une seule mode et il prend toujours soin de mettre ses jugements en perspective. Les éloges et enthousiasmes sont mis en valeur par des reproches et des réticences non moins fréquents. Et partout on sent la main du romancier et du nouvelliste, qui fait basculer la description d’une anecdote ou d’un trait de style, non pas vers la fiction, mais vers l’écriture, alliée nécessaire du véritable épanouissement du film.
En même temps, Ollier se montre aussi très attentif à la culture matérielle de la cinéphilie. En témoignent par exemple ses commentaires, nombreux et perspicaces, sur les qualités comme les défauts des revues cinématographiques de l’époque. Ce soir à Marienbad aborde le cinéma comme un tout à multiples facettes, avec une ouverture d’esprit et une immense curiosité qui peuvent toujours nous servir de modèle.
Claude Ollier, Ce soir à Marienbad et autres chroniques cinématographiques (textes réunis et présentés par Christian Rosset), Les Impressions Nouvelles, 2020
Jan Baetens