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Blog Nouvelles de Rossano Rosi (2011 - 2012)
28 novembre 2011

Oscar m’attendait, accoudé au comptoir. Le bistro était presque vide. Quelques joueurs d’échecs s’absorbaient dans la contemplation de leurs pièces qui se mouvaient avec des lenteurs arthritiques. Soudain une précipitation de gestes avait lieu : l’un des deux adversaires tout à coup s’ébrouait, tendait le bras vers l’échiquier, déplaçait avec célérité l’une de ses pièces, qu’il faisait claquer sur la case d’arrivée avant de taper avec violence sur le bouton de la pendulette. Ceci fait, il avalait une gorgée de sa trappiste. Et retombait dans la contemplation de l’échiquier. Dix ou quinze minutes plus tard, ça recommençait, sauf que c’était l’autre qui accomplissait, tel un rite alternatif, les mêmes actes dans le même ordre, avec toujours cette petite gorgée de trappiste pour conclure cette soudaine débauche énervante de gestes. Le patron, dos au miroir, imperturbable, le catogan présomptueux, essuyait des verres derrière le bar, une cigarette au bec. Il n’y avait qu’Oscar, en fait, qui ne fumait pas : tous ces êtres taciturnes tiraient de grosses bouffées de tabac de leurs cigarettes. Tout baignait dans un gros nuage bleu.

Oscar était musicien. La pratique du violon, avait-il coutume de dire, c’était comme celle d’un sport, d’un sport accompli avec sérieux et exigeant de son adepte une forme d’ascèse qui excluait, évidemment, l’usage de la cigarette. Ou de l’alcool. Oscar ne fumait pas, n’avait jamais fumé ; ne buvait pas, n’avait jamais bu d’alcool. Il se disait « pur ». Un verre de limonade devant lui, il tapotait le comptoir de ses longs doigts : il était capable, sans fumer et sans absorber la moindre goutte de bière, de demeurer ainsi pendant des heures. En fait, il se concentrait et se remémorait dans ses plus infimes détails les morceaux de musique qu’il était en train de travailler en ces moments-là, ou qu’il avait déjà eu la chance — parce que la musique était une chance pour lui — de travailler un jour. Sa mémoire éléphantesque était extraordinaire ; tel un juke-box humain, Oscar avait un répertoire très nombreux de morceaux qu’il aimait se jouait à soi-même lorsqu’il était, par exemple, dans la nécessité de tuer le temps.

J’étais en retard. Oscar savait que ce serait le cas ; c’était toujours le cas. Il savait aussi que j’aurais une bonne excuse ; j’avais toujours une bonne excuse. Mais il faisait fi de cette incapacité que j’avais de respecter le moindre délai. Il se disait que peut-être… peut-être… je serais arrivé pour une fois à l’heure, voire en avance, et que donc, il fallait qu’il soit là lui aussi pile à l’heure, voire en avance. Une question d’éthique. Et j’en étais tellement conscient, je le savais et le ressentais tellement jusqu’au fond de mes entrailles (tout simplement parce qu’Oscar était mon meilleur ami) que c’est avec une confusion extrême que je poussai la porte du bistro.

Je n’ignorais pas qu’Oscar ne me dirait rien. Pas son genre de faire la morale aux autres. S’il était moraliste, ce n’était qu’avec soi. Aussi était-il d’un commerce très agréable, et c’est avec enchantement, malgré mon extrême confusion, que j’envisageai de partir avec lui, ce soir-là, tandis que je repoussais la porte un peu dure du bistro et que je me demandais si ces joueurs d’échecs avaient été transformés en statues de sel. J’enfouis mes mains, qui suaient, au fond des poches de mon duffel-coat, pleines de poèmes.

L’horloge du café indiquait dix heures. Il faisait noir depuis longtemps et une brume automnale achevait de rendre opaques les grandes vitres sur la rue. Je frissonnai et appréciai la bonne chaleur du lieu, que me rendaient encore plus palpable les fumées bleues des cigarettes ; telles de petites écharpes mouvantes et impalpables, ces fumées s’enroulaient autour de mon cou, de mes poignets, me caressaient les tempes de façon à m’apporter encore plus de chaleur et de douceur.

Je saluai Oscar. J’empoignai ma bière et trinquai en cognant mon verre contre sa limonade. Nous nous interrogeâmes du regard et rîmes tous les deux. Un fou claqua dans un coin du bistro. Bien sûr, j’avais pris mes poèmes avec moi et indiquai, du menton, les renflements de mes poches. Puis, j’observai l’étui d’Oscar, et je ne peux m’empêcher de songer, aujourd’hui, combien cette boîte qu’il empoigna tout à coup avec une énergie effrayante ressemble à un cercueil.

Oscar me dit de le suivre : il était temps d’y aller, nous devions nous dépêcher si nous voulions arriver à Paris en début de matinée. Nous irions place du Tertre, nous irions à Saint-Germain, nous avions d’ailleurs chacun un livre de Boris Vian en poche et les chansons de Francis Lemarque bien en tête. Musique et poésie ; fugue de Bach et rimes à ma façon. Voilà qui serait idéal !

Je fis signe à Oscar d’attendre. La bière, ça me faisait, ça me fait toujours, terriblement pisser.

C’est en voyant le téléphone, près des portes des toilettes, derrière le bar, que j’eus cette idée que je n’aurais jamais dû avoir et qui annihila tous nos efforts. Car « tout » avait été préparé depuis longtemps. « Tout » : c’est-à-dire si peu de choses en fait… Nous avions un peu d’argent, de quoi survivre les premiers jours, une brosse à dents et deux-trois slips de rechange en poche, nous avions prévu de la lecture ; mais surtout… surtout… nous étions décidés à tout faire pour vivre définitivement la vie dont nous rêvions. Pourtant… je décrochai le combiné… introduisis deux pièces de cinq francs dans la fente et attendis… me mordant la lèvre.

Mon père était au bout du fil et me demanda aussitôt où j’étais et pourquoi je n’étais pas encore rentré.

Je suis sûr que l’angoisse qu’il ne manifesta pas lui nouait la gorge ; son regard d’aigle avait certainement remarqué l’absence de ma brosse à dents dans le petit pot de la salle de bain où elle eût dû se trouver, juste à côté de la sienne. Il ne m’en dit rien. Je lui annonçai tout de go que j’avais l’intention de partir pour Paris, de partir avec Oscar, et de ne revenir que « poète » accompli. Je crois hélas que je prononçai, dans cette précipitation brûlante, que je prononçai « pwète » au lieu de « poète », que je répétai même plusieurs fois (« Que dis-tu ? qu’est-ce que tu racontes ? ») le mot « pwète » au lieu du mot « poète », devenu soudain si dérisoire, monosyllabique, si ridicule, et qu’il ne comprit donc rien à mon explication. Mon père m’intima l’ordre d’une voix basse et forte de revenir immédiatement.

Lorsque j’annonçai à Oscar qu’en définitive, je resterais, je rentrerais me coucher à la maison, il me regarda éberlué. Décidément… en retard… je le serais toujours ! En retard aux rendez-vous ; en retard aux croisements de la vie. Et lorsque je lui dis que je restais parce que mon père n’était pas d’accord que je fasse une fugue, c’est avec une sorte de pitié que ses yeux scrutèrent mes joues rougies. Une fugue ? Une fugue ! Il prit son espèce de cercueil et quitta le bistro avec tous mes souvenirs.  Le patron semblait m’observer avec curiosité ; il avait cessé d’essuyer ses verres ; son catogan me parut ridicule. La silhouette d’Oscar passa le long des vitres embuées. Je ne le revis que des années plus tard.

Il faisait la manche près de la Grand-Place. Je ne lui demandai pas comment sa « fugue » s’était passée, il y avait désormais si longtemps ; je feignis de ne pas le reconnaître. Peut-être d’ailleurs n’était-ce plus lui. Il était devenu barbu, chevelu et avait troqué ses fugues de Bach contre des airs tziganes. Il y avait d’ailleurs un attroupement tout autour.

Je laissai tomber une pièce d’un euro dans l’étui de son violon, ouvert par terre. Je remontai mon col et repensai en frissonnant au cercueil que cette étrange boîte m’avait déjà donné l’impression d’être, au cercueil exigu mais suffisamment grand pour contenir ce petit amas de pièces et ces souvenirs-là.

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