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Blog Nouvelles de Rossano Rosi (2011 - 2012)
21 septembre 2011

Pascal en partant me l’avait bien dit : ce ne serait pas facile. En fait, il ne me l’avait pas vraiment dit : juste laissé entendre. Pascal est économe de ses mots. Il avait donc précisé, sans plus, qu’il préparerait un revolver chargé sur le guéridon jouxtant la porte d’entrée de l’immeuble pour que je comprisse d’emblée de quoi il retournerait. Il me faudrait surmonter cette épreuve avec stoïcisme ! Car j’avais beau penser à certains poèmes de Baudelaire, que j’avais même appris par cœur du temps de mon adolescence, voire au joli roman de Colette que j’avais eu entre les mains le jour où je fus amoureux de cette petite folle qui ne jurait que par les Claudine, rien n’y faisait… Je détestais les chats.

Pascal avait sonné à ma porte un matin de juillet. J’étais seul, et en vacance : lit vide, cartable remisé, copies définitivement corrigées, tête et portefeuille vides, ennui profond. Je passais le plus clair de mon temps — comme dit Colin, dans la scène de l’interview — à l’obscurcir, en me demandant ce qu’il adviendrait de moi au cours de cet été que je redoutais tant. Mathilde était partie ; j’étais resté. Le petit balcon donnant sur la place Loix suffisait à peine à me remonter le moral. Je m’y assoyais en inspectant, d’un œil vide, les feuilles du ficus qui agonisait à deux pas de mes pieds ainsi que la jolie haie de charmes ceinturant le square. Je passais ainsi le temps, feuilletais la presse avec nonchaloir, mais cela ne changeait rien à l’affaire : je m’ennuyais. Et je songeais, justement, que je ferais mieux de ne plus songer à Mathilde pour me plonger dans Baudelaire, Le comte de Montecristo, Les Misérables. Le spleen, la vengeance, Jean Valjean : ça me convenait et j’y aurais puisé plus d’intérêt, plus d’information même sur l’état du monde ou de mon cœur, que dans ces articulets (dont aucun, hélas, n’était signé du nom de Mathilde).

J’avais vu Pascal traverser le square. Il avait sonné, le regard droit. Il n’avait pas levé les yeux vers mon balcon ; je ne lui avais pas fait signe. J’eus le temps de constater, comme je l’examinais à la verticale, qu’une petite calvitie commençait d’apparaître au sommet de son occiput — une espèce de tonsure, qui, me dis-je, convenait à merveille à cet adepte contemporain, volontiers ascétique, de l’art pour l’art. Je lui ouvris la porte, pieds nus et chemise largement déboutonnée. Lui était comme d’habitude élégamment vêtu. Il ne prit pas la peine d’entrer, il était pressé, son train partait le soir même : Paris — puis Brest. Comme d’habitude, il y avait des poils de chat sur sa veste ; déjà, un éternuement carabiné se pointait à l’horizon de mes narines. Or, Pascal m’exposa son problème. Je frémis à l’idée de devoir aller nourrir chaque jour, jusqu’à la fin du mois, cette Zouzou de malheur. J’éternuai avec violence.

Zouzou était une chatte particulière. Je savais les risques encourus : griffures, morsures profondes. Une vraie tigresse ; et je ne m’étais jamais fait aux tigresses. Pascal ne l’ignorait pas. D’où : l’idée du revolver chargé.

Pascal l’avait déposé, bien en évidence, sur le guéridon, à portée de bras de la porte. Ainsi, la première fois que je me rendis chez lui pour nourrir le fauve, je n’eus qu’à tendre la main pour me saisir de l’arme, dont j’appuyai la crosse contre ma joue pour me rassurer. En effet, quelque part Zouzou miaulait férocement et s’apprêtait à fondre sur l’intrus. Une boîte de Kitekat dans l’autre main, je m’avançais, pénétrais dans le salon, épiant anxieusement le dessous de la grosse armoire que j’avais en face de moi. Peut-être allait-elle m’attaquer en surgissant soudain de ce meuble inquiétant ? Mais rien de tout cela n’arriva. Je poussai, soulagé, la porte de la cuisine et ouvris fébrilement la boîte de cette pitance infecte, que je déversai dans un plat circulaire, juste à côté du frigo. Je pris même le temps d’admirer la décoration subtile de cette cuisine dont chaque élément, nonobstant le fait qu’il n’y avait rien de valeur ni de précieux, avait été choisi avec un goût des plus sûrs. C’était beau et c’eût été reposant si les grondements de Zouzou, toujours invisible, ne m’avaient poussé à me dépêcher et à prendre la poudre d’escampette.

« Encore vingt expéditions », pensai-je par-devers moi en quittant l’immeuble pour regagner mon petit balcon et le petit ennui qui rendait si longues ces journées de terrible farniente. Pourtant, les expéditions suivantes furent exactement semblables à la première. Ce ne fut qu’à la dernière que tout se précipita.

Il y avait eu entre-temps la signature de Mathilde. C’était dans Le Figaro, et j’en fus flatté. Une femme qui abandonne un homme, moi en l’occurrence, pour aller déverser sa rage critique dans les pages littéraires du Figaro, eh bien… voilà qui ne manquait pas de charme. J’avais lu et relu cet article, certainement le premier d’une longue série ; en observant le ciel bruxellois, je me demandai si les nuages à Paris avaient la même configuration. Je sais : c’est idiot. Mais c’est vraiment ce que je pensai en me laissant glisser, la tête encore plus en vacance qu’à l’ordinaire, de cumulus en cirrus. Puis, en faisant du Figaro une boulette que j’expédiai dans le square, je murmurai aux quatre vents un « Bonne chance ! » plein de mélancolie et de sincérité. Je soupirai, et me souvins que Zouzou devait crever de faim. L’heure d’aller la nourrir était passée depuis bien longtemps. J’étais un monstre.

Cette fois-ci, il me fallut presser la gâchette. Le jet d’eau glacée atteignit la bête juste sur le bout de sa petite gomme à encre. Zouzou poussa un feulement épouvantable et, malgré les tirs désespérés que je lui expédiai en plein dans le mille, me bondis au visage pour me lacérer le cuir chevelu. Dans mon désarroi, j’expédiai la boîte de Kitekat à l’autre bout de la cuisine. Je m’enfuis. Zouzou ne dîna pas ce soir-là.

L’arme à la main, dégoulinant de sang, je traversai le square. Je vidai ce revolver inutile en visant calmement le premier étron venu.

Je me souviens parfaitement avoir pensé que l’utilisation d’une arme n’aurait en effet rien changé. Même si j’avais atteint Mathilde entre les deux yeux, cela ne l’aurait pas empêchée de partir au Figaro éreinter son monde. Un bon jet bien placé ? Elle m’aurait placé de façon encore plus violente ses griffes de part et d’autre de mon cou et m’aurait feulé encore plus fort d’aller me faire voir.

Pascal hocha la tête avec une sorte de compassion sérieuse lorsque je lui rendis le revolver. Bien qu’il n’eût jamais, je le savais, apprécié Mathilde et qu’il se fichât comme de l’an quarante des pages littéraires du Figaro, il comprenait mon cœur en miettes. Je croyais respirer, à quelques centimètres de sa peau, les bons embruns de la baie de Brest. La boîte de Kitekat était allée briser une fenêtre. Zouzou s’était enfuie. Nous placarderions sans espoir des affichettes. Nous étions seuls dans cette cuisine et trempions nos biscuits dans un mug fumant. C’était du thé vert ; il nous aiderait à y voir plus clair. Nous n’entendrions plus l’écho des coussinets de Zouzou ni des talons de Mathilde. Pascal rompit enfin le silence et je le suivis rue de Siam.

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