En 1694, Charles Perrault lance une bombe, qu’il prend soin de ne pas signer tellement le scandale est énorme, dans le jardin du classicisme : un recueil de contes (avec entre autres « Peau d’Âne » et « Les Souhaits ridicules »). Ce qui cause le tumulte n’est pas le contenu de l’ouvrage, ni le recours aux sources orales, mais la forme des textes, qui s’approprient le privilège du Grand Style, c’est-à-dire le vers et la rime. Perrault refuse la prose, pour empiéter ainsi sur la pelouse versifiée de ceux qu’il brocarde dès l’incipit :
Il est des gens de qui l’esprit guindé,
Sous un front jamais déridé,
Ne souffre, n’approuve et n’estime
Que le pompeux et le sublime […]
Tout revient, mais rien ne se répète. Par le sous-titre qu’il donne à son retour à la poésie (dix ans après Pocket Plan), « Vers Strophes Rimes/Poésies », Rossano Rosi entend bien secouer quelques mauvaises habitudes, allant peut-être jusqu’au bord de la provocation, à un moment de l’histoire où « poésie » rime avec tout, sauf avec « vers, strophes, rimes ». Depuis les années 1960, du moins dans la poésie vraiment vivante, le vers libre ne s’oppose plus au vers régulier. La disparition du dernier a rendu le premier parfaitement inutile et faute d’adversaire le vers dit libre a dû se chercher un nouvel avenir, non pas une nouvelle forme de vers, mais une nouvelle forme de poésie – celle, précisément, qui rejette et le vers et tout ce qui composait traditionnellement la poésie, comme par exemple l’image.
Le malaise face à la poésie et, plus généralement, la littérature n’est pas neuf. La « Terreur dans les lettres » n’avait pas attendu Jean Paulhan pour faire ses progrès. Mais il est devenu, ces dernières années, extrême. D’inadmissible, la poésie est devenue innommable, c’est-à-dire impossible à définir. En l’absence de repères, tout peut devenir poésie, comme tout peut devenir art – ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe plus d’art, ni de poésie, mais que les critères de jugement et d’évaluation dépendent de plus en plus d’éléments externes, institutionnels : un label de collection, un lieu de publication, un nom d’auteur, une case à cocher dans le cahier des charges d’une animation culturelle, un discours d’escorte et de temps à autre une certaine paresse.
Le travail de Rossano Rosi lance un défi à cet état de choses qui allie le vague, souvent, et la prétention, parfois. Dans Un petit sac de cendres, le mètre et la rime – et bien d’autres adjuvants poétiques encore – sont mis au service d’un projet de refondation de la poésie. J’utilise à dessein ce terme pour éloigner d’emblée le spectre de la restauration, qui est aux antipodes du but que poursuivent ces textes. Car c’est bien de réinvention qu’il s’agit, voire d’invention tout court, et comme toutes les entreprises révolutionnaires, celle-ci est d’abord d’une énergie foncièrement joyeuse.
Un petit sac de cendres est un feu d’artifice, qui mêle d’une strophe ou d’un poème à l’autre toutes les manières possibles et imaginables de produire une rime, de compter des pieds et de passer à la ligne sans cesser de compter ou de rimer. Le livre est aussi une fête de rhétorique, mais toujours de grande tenue : nul laisser-aller, nulle facile licence, nulle faute de goût (poétique, s’entend, car Rossano Rosi aborde tous les sujets). Sinon, tout est permis, et l’auteur ne s’en prive pas. Il grandit l’ordinaire, rapetisse les prétentions, superpose les temps et les générations, marie tons, rythmes et niveaux de langue, brouille la frontière du vrai et de l’imaginaire, fait couler le vide dans le trop-plein et inversement ; bref, fait parcourir son lecteur des montagnes russes au ralenti, un peu comme dans le célèbre scène du clocher à la fin de Vertigo où Hitchcock combine zoom avant et travelling arrière.
En voici quelques vers, empruntés à un texte de la section « Lyrismes » (les autres s’intitulent : « Trois satires », « Mes vies parallèles », « Puériculture » et « Des livres ») :
V.
Un air des Smiths
Coincé dans un embouteillage,
J’écoute les Smiths.
Me revoilà dans mon cher âge
– des années jadis.
La vie aussi belle
Qu’un téléphone immobile ! On
Ne ressentait qu’elles :
Musique et danse à l’unisson.
Il faut haïr la nostalgie.
N’y songer jamais.
Et balaie avec énergie
L’or que tu semais […]
Mais que cela ne fasse pas oublier le fond du livre, qui est grave. Le « petit sac », c’est le vers, et la « cendre », c’est la vie ou ce qui en reste, le reste d’une vie qui brille encore, et durablement, grâce au concours d’un nombre et d’une rime.